Gazet, par Nicolas de Ruyffelaere

Gazet, par Nicolas de Ruyffelaere

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LE GRAND SCROLL
 

 
 
Jacques Messiant : "Je n'ai jamais tenu à être sage"
 
 
Pionnier de l’édition dans les années 1970, Jacques Messiant s'est imposé comme une personnalité incontournable en Flandre, en écrivant des ouvrages devenus des références sur les estaminets ou l'histoire d'Hazebrouck. Politique, religion, écriture... L'ancien instituteur se livre à un moment de vérité que n’auraient pas renié Bataille et Fontaine.


LE BRIEF
Patrimoine culinaire, contes de la Marie-Grauette, guide de randonnée, l'affaire Pollet... En 45 ans d'édition, Jacques Messiant a publié 55 ouvrages dont le dernier, Histoire des Pays du Nord racontée par les carreaux dits de Delft, est paru cette année. Chevalier de l'ordre national des Arts et des Lettres, le Flamand cumule les distinctions dont le prix Georges-Goyau de l'Académie française pour son ouvrage sur Hondeghem.

 

20190219 18253120190219 182431 Vous fêtez ce mois-ci vos 79 ans. Avez-vous le sentiment d'être plutôt vieux sage ou vieux réac ?
[Jacques Messiant rappelle qu’il est né le jour de la Rafle du Vel d’Hiv, le 16 juillet 1942] Je réagis dans la mesure où j’entends des propos disproportionnés autour de moi. Je n’ai jamais tenu à être sage. J’ai la chance de n’appartenir à aucune obédience, ni religieuse ni politique ni philosophique, donc je me sens libre de mesurer mes propos avec une certaine sagesse.
 

Vous avez côtoyé la politique d'un peu plus près en devenant président de l’office de tourisme d’Hazebrouck en 2008. Et puis vous avez quitté ce poste en 2013...
J’en serais devenu malade ! J’avais des projets, mais à chaque réunion, on contestait un peu ce que je pouvais proposer. Je n’ai jamais eu droit de regard sur les textes rédigés pour les panneaux d'interprétation dans la ville. Pourquoi mettre un écrivain à la tête de l’office ? Je voulais vendre 1 euro les plaquettes que l’on a réalisées, comme ça se fait partout, mais une élue préférait les distribuer gratuitement… pour gagner sans doute quelques voix aux élections. Ces plaquettes ont fini à la poubelle ! Je voulais créer une boutique, avec des ouvrages qui racontent l'histoire de la région. J'ai supposé qu'on pouvait y mettre les miens. Bras au ciel ! "Ah non, on n'a pas le droit !" Je l'ai assez mal pris. Ils n'y connaissaient rien en matière d'édition. Aujourd'hui, mes livres sont en vitrine à la CCFI...
 
 
Dix ans plus tard, quel regard portez-vous sur cette expérience ? 
J'ai fait le boulot qu'on m'a demandé de faire. Je pense que je dérangeais parce que je connaissais à la fois le monde de l’édition et celui du tourisme. Je commençais à stresser, j’ai trouvé un prétexte, j’ai passé le relais. On a voulu se valoriser en se servant de mon nom. 
 
L’engagement politique ne vous a jamais tenté ?


L’ancien maire d’Hazebrouck, Amand Morris [1971-1983], avait pour intention de me faire maire de Morbecque. “Ta place est prête”, m’a-t-il dit. Faire de la politique chez moi, c’est un cas de divorce ! Et ma mère m’aurait donné des coups de bâton. Elle m’a toujours dit “ne fais jamais de politique, tu as plein de gens contre toi”. Ma femme ajouterait que je suis trop entier, je gueulerais sans arrêt. Quelqu’un qui viendrait sonner à ma porte le soir de Noël parce que ses égouts sont bouchés, je lui dirais d’aller boire un coup avant de les déboucher lui-même.


Vous dites n'appartenir à aucune obédience religieuse... êtes-vous athée ?
Je le suis devenu. Quand j’allais au catéchisme, on pouvait me faire avaler n’importe quoi. Je les trouvais jolies, les histoires de la Bible. Un jour à la messe, jeune instit’, j’étais au fond de l'église paroissiale avec un copain. Le curé, qui connaissait les convictions laïques des Messiant, vient à faire l’apologie de l’école libre, privée. Avant la fin de l'office, je me suis levé avec fracas et je suis allé jouer au babyfoot. Quand je suis rentré, ma mère m’a demandé “la messe est déjà finie ?”. J’ai dit “pour moi, oui. Pour l’éternité”. Et puis, quand on réfléchit bien… croire en Dieu ? C’est lui qui envoie les inondations pour ensuite envoyer son fils marcher sur l’eau ?
Certains éditeurs affirment que vous avez lancé le “système” de l’édition en Flandre…


Quand j’ai sorti mon premier bouquin sur Hazebrouck au 18e siècle, j’ai été un pionnier. J’ai distribué un tract dans toutes les boîtes aux lettres d’Hazebrouck avec mes deux enfants. J’ai vendu 420 exemplaires sur un week-end à Ville Ouverte. Personne n’avait publié avant moi, excepté Nicolas Bourgeois. Ça me fait plaisir qu'il y ait des gens de 30, 40 ans qui prennent le relais pour continuer de parler de la Flandre avec la même passion.
 
Avez-vous reçu une seule mauvaise critique depuis 1977 ?
Pour mes deux premiers bouquins, on m’a reproché d’avoir parlé un peu vite d’une ville de 20 000 habitants. Si un livre a reçu des critiques, c’est celui sur les sorcières. Dans notre pays judéo-chrétien, le mot “sorcière” sur un livre, ça choque. J'ai été le premier à parler objectivement et librement des sorcières. Albert Deveyer [auteur flamand, NDLR] m’a dit “ça va te porter malheur de parler sorcière”. Je lui ai dit “j’attends de voir”.
 
De quelle erreur avez-vous le plus appris ?


J’ai eu la langue trop longue. Deux auteurs flamands m'ont demandé un jour sur quoi je travaillais. J’ai dit que je préparais un bouquin sur les estaminets. Crac ! Le premier a publié des articles sur les estaminets dans le journal, le second a présenté un ouvrage sur le même sujet avant que je ne publie le mien. Il a fait la même chose quand je travaillais sur le village de Hondeghem... Il ne faut jamais parler de ses projets.

 
Stephen King affirme qu’il n’aurait jamais pu mener sa carrière d’écrivain sans sa femme. C’est un constat que vous partagez ?
Mon épouse, c’est ma précieuse alliée. Elle m’a laissé beaucoup de liberté. C’est Anny qui tape tous mes textes. À chaque fois qu’elle rédige un chapitre, on en discute, elle me conseille. C’est une grande lectrice, elle peut se permettre de juger.
 
En tant qu’amateur de bières, vous souvenez-vous de votre plus grosse cuite ?
J’ai pris une cuite mémorable quand j’ai su que j’allais quitter l’Algérie. J’ai fait un concours de bières avec un Alsacien. Le lendemain matin, il est allé rechercher son dentier dans les toilettes [il se marre].


 Vous n’avez jamais écrit sur l’Algérie…
Ah ! Douloureuse question… J’ai jeté mon journal écrit en Algérie par-dessus bord quand j’ai aperçu le port de Marseille. Si on tombait sur mon journal, j’allais faire demi-tour pour un mois. Il n’y avait pas de haine, seulement la vérité… Je me souviens des… [il s’interrompt, la gorge serrée, puis reprend après quelques secondes]. Je me souviens des manœuvres sur le plateau de Boghari avec les hélicoptères d'assaut. On devait traverser les gorges de la Chiffa avant deux heures du matin à cause de la visite de Nasser. Je me souviens aussi de personnes guillotinées par un câble électrique parce qu’elles n'avaient pas posé le pare-brise sur leur Jeep. J’ai eu la chance de ne devoir ni tuer, ni torturer quelqu’un. T’as pas une autre question ?

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